Contrat de préférence éditoriale : rappel des conditions de validité par la Cour d’appel de Paris le 29 mars 2024


L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Paris le 29 mars 2024 n° 22/00799 est l’occasion de rappeler les exigences légales relatives au droit de préférence éditoriale prévues à l’article L 132-4 du Code de la propriété intellectuelle. 

 

Exposé des faits

L’affaire opposait : 

 

  • Madame B., auteur-compositeur et artiste-interprète ayant fondé le groupe « Requin Chagrin » avec trois autres artistes

 

  • la société d’édition Alter K spécialisée dans la synchronisation musicale d'œuvres audiovisuelles, s’appuyant sur un catalogue d’artistes dont elle s’attache à développer la carrière, indépendamment des « majors »

 

  • la société Almost Musique, société d’édition et label indépendant de musique.

En 2014, Madame B. a publié sur la plateforme collaborative de distribution de musique en ligne dénommée Soundcloud un enregistrement de l'œuvre musicale intitulée « Adélaïde », qu’elle a autoproduit et dont elle est l’auteur, le compositeur et l’artiste-interprète.

 

A la suite de la publication du titre « Adélaïde », la société Almost Musique lui a proposé de reproduire cet enregistrement dans une compilation de « La Souterraine », puis de sortir un album éponyme reproduisant les enregistrements de 9 de ses œuvres qu’elle avait également auto-produites.

 

Une proposition de contrat a été faite le 1er juillet 2015 sans qu’aucune signature n’intervienne. 

 

Cet album a néanmoins été publié en septembre 2015 par la société Almost Musique sur diverses plateformes puis sur différents supports, à savoir des vinyles, puis des CD.

Le 29 février 2016, Mme B. a signé un contrat de préférence éditoriale avec la société Almost Musique et la société d’édition Alter K portant sur ses œuvres écrites et sur ses œuvres futures. 

 

Le même jour, Mme B. a conclu avec les mêmes sociétés des contrats de cession de droits et d’édition musicale, ainsi que des contrats de cession du droit d’adaptation audiovisuelle, portant sur dix œuvres déjà écrites de l’album 1 intitulé « Requin chagrin ».

Au cours de l’été 2016, la société Éditions KMS et la société Sony Music Entertainment ont proposé à Madame B. de racheter la propriété des bandes masters des titres de son premier album et de produire les futurs enregistrements phonographiques de ses œuvres et interprétations.

 

Informée par Madame B., la société Almost Musique est entrée en négociation avec les sociétés KMS et Sony Music Entertainment. 

 

La société KMS a toutefois refusé la proposition de rachat des sociétés Almost Musique et Alter K.

 

Un contrat d’enregistrement exclusif a ensuite été signé entre Madame B. et les sociétés KMS et Sony Music Entertainment. 

 

Les sociétés Alter K et Almost Musique ont quant à elles signé un contrat de reversement commercial avec la société Sony Music Entertainment.

 

Le 31 janvier 2018, Mme B. a, par l’intermédiaire de son avocat, mis en demeure les sociétés Almost Musique et Alter K de lui verser les droits perçus pour l’exploitation de ses œuvres en invoquant la nullité du pacte de préférence éditoriale du 29 février 2016, de même que celle des contrats de cession et d’édition signés en exécution de ce pacte.

 

Les sociétés Alter K et Almost Musique ont contesté cette nullité. 

 

Par la suite, après avoir constaté que Mme B. avait déposé seule de nouvelles œuvres à la SACEM, elles ont revendiqué de pouvoir exercer leur droit de préférence sur les œuvres nouvelles, demandant une indemnisation en réparation de leur préjudice matériel.

Procédure judiciaire engagée par l’auteur à l’encontre des sociétés éditrices

En février 2019, Mme B. a fait assigner les sociétés Alter K et Almost Musique devant le tribunal de grande instance, devenu tribunal judiciaire, de Paris aux fins d’obtenir la nullité du pacte de préférence éditoriale et la nullité des contrats de cession et d’édition.

 

Mme B. a également appelé dans la cause les co-auteurs de certaines œuvres musicales, ainsi que la SACEM.

Le Tribunal judiciaire a statué en faveur des sociétés éditrices

Le 30 novembre 2021, le Tribunal judiciaire a :  

 

  • considéré que le contrat de préférence éditoriale signé par les parties le 29 février 2016 était valable ; 

 

  • rejeté par conséquent les demandes subséquentes d’annulation des contrats de cession de droits consentis le même jour par Mme B. aux sociétés Alter K et Almost Musique et de remboursement des sommes perçues par elles en exécution de ces contrats, ainsi qu’en paiement de dommages-intérêts ; 

 

  • condamné Mme B. à payer aux sociétés Alter K et Almost Musique la somme de 10 000 € en réparation de leur préjudice matériel résultant de l’inexécution par elle de ses engagements contractuels ; 

 

  • condamné Mme B. à payer aux sociétés Alter K et Almost Musique la somme de 5 000 € en réparation de leur préjudice moral. 

 

Madame B. a fait appel de ce jugement. 

La Cour d’appel de Paris a infirmé le jugement rendu en première instance et a statué en faveur de l’auteur.

L’arrêt rendu le 29 mars 2024 mérite attention sur deux points relatifs au contrat de préférence éditoriale, aussi désigné «  pacte de préférence éditoriale ».

  • Est nul le contrat de préférence éditoriale non limité dans le temps (maximum 5 ans), ni limité pour chaque genre à 5 ouvrages nouveaux

Sur la durée 

L’article L 132-4 du Code de la propriété intellectuelle prévoit en effet qu’« Est licite la stipulation par laquelle l’auteur s’engage à accorder un droit de préférence à un éditeur pour l’édition de ses œuvres futures de genres nettement déterminés.

Ce droit est limité pour chaque genre à cinq ouvrages nouveaux à compter du jour de la signature du contrat d’édition conclu pour la première œuvre ou à la production de l’auteur réalisée dans un délai de cinq années à compter du même jour (...) ». 

Cet article pose donc une alternative : soit une durée de 5 ans maximum, soit un droit de préférence limité pour chaque genre à 5 ouvrages nouveaux. 

En l’espèce, le contrat de préférence conclu par Madame B. était conclu « pour la durée nécessaire à l’écriture/composition par l’auteur de : 1 album dans le commerce venant à la suite de l’album 1 (album 2). Par la suite, l’éditeur disposera d’une option exclusive pour les œuvres constituant l’album 3 de l’auteur (« album optionnel »)… On entend par « album sorti dans le commerce » un recueil d’au moins 10 œuvres, faisant l’objet d’une sortie commerciale dans les circuits normaux de distribution (physique et digital) ».

 

S’agissant de la durée, la Cour a considéré que « la stipulation du contrat prévoyant que le pacte de préférence est conclu pour la durée nécessaire à l’écriture/composition par l’auteur d’un album sorti dans le commerce est indéterminée ce d’autant que l’éditeur a également une option exclusive sur un second album »

 

La durée prévue ne respectait donc pas les dispositions de l’article L 132-4 du Code de la propriété intellectuelle. 

Sur le nombre d’ouvrages par genre 

La notion « d’ouvrage » visée à l’article L 132-4 du Code de la propriété intellectuelle était débattue : 

 

Mme B. considérait que le terme ouvrage était synonyme du mot « œuvre », tandis que les sociétés Alter K et Almost Musique faisaient valoir que les dispositions de cet article conçues pour l’édition de livre devaient être transposées à l’industrie musicale, un pacte de préférence dans ce domaine ne pouvant se limiter à cinq « œuvres » ou « chansons », le terme « ouvrage étant en outre distinct de celui d’ «œuvre ».

 

Sur ce point, la Cour a considéré que la limite légale tenant à 5 ouvrages nouveaux n’était pas respectée : 

  • « En effet, la notion d’ «ouvrage » prévue à l’article L. 132-4 du code de la propriété intellectuelle ne peut renvoyer à un « album » tel que défini dans le présent acte, sauf à retenir une interprétation large qui n’est pas favorable aux intérêts de l’auteur, celui-ci s’engageant alors pour au moins une trentaine d''œuvres musicales dès lors que celles-ci seraient réunies dans un album ce sans aucune limite dans le temps ».

 

  • « De même, contrairement à ce que soutiennent les sociétés éditrices, il ne peut être retenu que l’album est un ouvrage relevant du genre prédéfini des « chansons » visé à l’article 1er. En tout état de cause, à supposer que l’album relève du genre « chansons », il s’infère de ce qui précède que le pacte porte sur plus de cinq ouvrages nouveaux pour ce seul genre ».

L’arrêt rappelle également que les dispositions légales relatives au droit de préférence constituent une dérogation au principe de la prohibition de la cession globale des œuvres futures, prévues à l’article L 131-1 du Code de la propriété intellectuelle. Elles sont donc édictées dans l’intérêt de l’auteur et d’interprétation strictes. 

 

Dans cette affaire, la Cour a donc annulé le contrat de préférence éditoriale car celui-ci ne respectait pas les dispositions légales prévues à l’article L 132-4 du Code de la propriété intellectuelle. 

  • La nullité du contrat de préférence éditoriale entraîne la nullité des contrats de cession et d’édition et des contrats de cession du droit d’adaptation audiovisuelle

L’article 1er du pacte de préférence du 29 février 2016 prévoyait que Mme B. conférait aux sociétés éditrices Alter K et Almost Musique, dans le cadre de l’article L. 132-4 du code de la propriété intellectuelle, un droit de préférence ou de première option sur l’édition et l’exploitation de ses œuvres futures dans les limites prévues à l’article 11 du contrat et des œuvres suivantes écrites à la date des présentes et notamment « Adélaïde », «RC », « Riviera », « le Chagrin », « Bleu Nuit » et « Rose » dont elle est seule l’auteur.

 

La Cour a estimé que la nullité du pacte de préférence éditoriale avait entrainé la nullité des contrats signés concomitamment et portant sur des œuvres préexistantes au jour de la signature du pacte de préférence, autrement dit des contrats non conclus directement par application du droit de préférence.

 

La Cour a justifié sa décision comme suit : 

  • « Les contrats de cession et d’édition portant sur ces œuvres ainsi que les contrats de cession du droit d’adaptation audiovisuelle y afférents ont un lien intime avec le pacte de préférence du 29 février 2016 car ils ont été convenus concomitamment en raison de la confiance de l’auteur dans les sociétés éditrices à laquelle celle-ci a également cédé ses œuvres futures. Ces contrats doivent être considérés comme indivisibles, ceux-ci étant nécessaires à la réalisation d’une même opération, Mme [H] ayant conclu les contrats d’édition précités uniquement car elle s’y croyait tenue en exécution du pacte de préférence.

 

  • En conséquence, les cessions de droits consenties par Mme B. sur les œuvres « Adélaïde », «RC», « Riviera », « le Chagrin », « Bleu Nuit » et « Rose » en exécution d’un pacte de préférence éditorial nul sont dépourvues de cause et doivent également être considérées comme nulles ».

Les sociétés Alter K et Almost Musique ont donc été condamnées à restituer à Madame B. l’ensemble des recettes perçues par elles au titre de l’exploitation de ces œuvres, notamment en provenance de la SACEM et des recettes perçues au titre de la synchronisation de l’œuvre « Adélaïde » dans un film cinématographique.  

 

 

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